vendredi 9 septembre 2011

Même les poissons peuvent être honteux

Victor Ginsburgh

Il n’y a rien d’inconvenant de se montrer de temps à autre honteux ou gêné. Comme on le verra un peu plus bas, même certains poissons de la Mer Rouge peuvent l’être. Ce n’est donc pas uniquement une caractéristique du genre humain.

Les réflexions qui suivent sont largement inspirées par un article de Jennifer Jacquet que je viens de lire et qui a pour titre « La honte est-elle nécessaire ? » (1). A quoi sert la honte, se demande l’auteur, qui précise qu’il n’y a pas que les banquiers qui doivent se poser la question. Dans tous les dilemmes sociaux, il y a une tension entre les individus et les groupes d’intérêt, mais il y a aussi un niveau élevé de coopération. Pour atteindre ce niveau, il a fallu qu’apparaissent chez les êtres vivants des traits tels que la honte, qui s’installe chez un individu du groupe lorsqu’il arrête de coopérer.

Les animaux utilisent l’observation visuelle pour décider s’ils collaborent avec le groupe. Les poissons des récifs coralliens de la Mer Rouge observent certains poissons « nettoyeurs » (Labroides dimidiatus) qui les débarrassent des tissus infectés ou morts (2). Certains d’entre eux vont cependant un peu plus loin et s’aventurent à manger du tissu sain aussi. Les autres poissons les observent, et s’ils s’aperçoivent du manège, ils punissent les nettoyeurs trop rapaces en cessant de coopérer avec eux, mais se laissent faire par ceux qui sont restés honnêtes. Ce qui finit par ramener les malhonnêtes à coopérer, sans quoi ils risquent de mourir de faim.

Le fait d’observer les autres et le sentiment d’être observé amène le malhonnête à se sentir honteux et le rend plus coopératif, même chez les poissons. Qui d’entre-nous oserait ne pas mettre les 20 centimes dans la boîte prévue à cet effet, lorsqu’il « achète » en libre-service son café dans la cafétéria du bureau. Toujours ? Non, mais certainement s’il se sent observé. Et peut-être finira-t-il par le faire même lorsqu’il n’est pas observé de peur de l’être ou de honte parce qu’il s’est déjà fait prendre.

Les super riches dont parle Pierre Pestieau dans la contribution qui précède se sentent-ils observés, comme les labroides ou les voleurs de café, surtout en ces temps de crise ? Ce qui les pousse peut-être à se sentir honteux, comme ces rares banquiers qui ont accepté de voir réduire leur pécule de vacances après la crise de 2008 ? Ou sont-ils, comme le suggère Pierre, calculateurs ?

Laissons quand même le bénéfice du doute aux quelques américains comme Warren Buffet, français (Maurice Levy), italiens (Ferrari), belges (Davignon) et allemands (un certain M. Lehmkuhl, docteur en médecine retraité et pas très riche, dont le premier manifeste sur la question date d’il y a deux ans (2)).

Acceptons qu’ils aient pu devenir honteux. Et espérons qu’ils parviennent à faire monter le rouge de la honte au front des autres riches.

(1) Jennifer Jacquet, Is shame necessary ? dans Max Brockman, ed., Future Science, Essays From the Cutting Edge, New York : Vintage Books, 2011.

(2) Ce comportement existe aussi dans le monde des mammifères : certains oiseaux, comme les pique-bœufs, se nourrissent de la vermine qui s’installe sur les corps des herbivores, mais peuvent aussi les blesser et se nourrir de petits morceaux de viande. Comme nous d’ailleurs.

(2) Voir The Guardian, 30 August 2011, p. 3.

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