vendredi 24 février 2012

La Grèce s’est fait rouler trois fois, et ce n’est pas fini…

1 commentaire:

Victor Ginsburgh

La Grèce s’est fait rouler trois fois, et c’est loin d’être fini.

Une première fois par les propriétaires grecs de Porsche Cayenne qui, selon l’économiste Herakles Polemarchakis, professeur à l’Université de Warwick et conseiller économique de l’ex-premier ministre grec, sont plus nombreux que les contribuables qui déclarent des revenus excédant 50.000 euros par an (1).

Une deuxième fois en entrant dans la zone Euro, par « générosité » de la part des autres membres de la future zone, tous plus incapables les uns que les autres. Elle aurait évidemment pu ou dû refuser, mais refuse-t-on ce qui semble être un cadeau ?

Et une troisième fois en se faisant embrigader en 2002 par la banque Goldman-Sachs qui lui a conseillé de maquiller ses comptes et de cacher une partie de sa dette publique. Goldman-Sachs bat toujours le haut du pavé à Wall Street, les traders viennent de recommencer à investir dans les fonds basés sur des hypothèques, exactement les mêmes que ceux qui ont provoqué la crise financière de 2007 (2), mais la semaine passée, Athènes était en flammes,

Mais pire que tout, l’Europe bafoue la Grèce. Après l’avoir entraînée dans la zone Euro, et avoir été au courant dès 2004 de la situation (3), mais n’avoir réagi que très mollement, l’Europe l’amène maintenant sur un terrain dont elle ne se sortira pas sans dommages économiques et sociaux considérables. Ceux-ci sont cependant récupérables même s’il faut du temps. Après tout la Grèce est là depuis plus de 3.000 ans. Ni la France, ni l’Allemagne, pas plus que bon nombre d’autres pays de la zone euro peuvent prétendre la même chose.

Mais l’Europe veut aussi priver la Grèce de l’influence qu’elle a eue sur notre culture. Oublions Platon, Aristote, Euclide, Pythagore, Thalès, Archimède, Ptolémée, Démosthène, Hippocrate, Hérodote, Phidias, Praxitèle, Homère, Sophocle, Euripide, Eschyle, Aristophane, les quelques superbes fragments de poésie de Sapho et parlons fric.

Il ne faudra pas longtemps aux jeunes Européens pour prendre Milo, l’île où la Vénus a été trouvée, pour un sculpteur, et penser que la Victoire Ailée a été sculptée par Madame Samothrace, pour autant que l’on n’écrive pas le mot avec deux « s », au lieu d’un petit « c ».

Mais, des petits « c… » nous allons en produire pas mal si nous suivons la pensée du commissaire européen à l’éducation, Madame Androulla Vassiliou qui veut « améliorer les compétences et l’accès à l’éducation et à la formation en se concentrant sur les besoins du marché (4) ». Comme le titre Le Monde Diplomatique, « En Europe, les compétences contre le savoir » (5). C’est sans doute ce qui a amené Sciences Po—une parmi les célèbres grandes écoles en France—à supprimer la partie culture générale de l’examen d’admission sous prétexte qu’elle est source de discrimination sociale et pénalise la diversité culturelle.

De là à supprimer définitivement les cours de grec (et sans doute de latin) des programmes de l’enseignement des collèges et des lycées, il n’y a qu’un pas, vite franchi.

Adieu Grèce, et vive la lettre petit C de notre alphabet, pour ceux qui savent encore qu’elle vient après B pour business ou banque et avant D pour dette.

(1) Voir http://blogs.telegraph.co.uk/finance/ianmcowie/100012894/fast-cars-and-loose-fiscal-morals-there-are-more-porsches-in-greece-than-taxpayers-declaring-50000-euro-incomes/

(2) Voir Bonds backed by mortgages regain allure, The New York Times, February 18, 2012

http://dealbook.nytimes.com/2012/02/18/bonds-backed-by-mortgages-regain-allure/?pagemode=print

(3) Michel Vanden Abeele, Directeur Général d’Eurostat, l’Office Statistique de la Commission Européenne, à cette époque, avait averti la Commission des problèmes budgétaires de la Grèce et des chiffres maquillés de sa comptabilité publique. « Pourquoi », demande M. Vanden Abeele, « les banques ont-elles continué de financer le déficit grec si ce n'est pour bénéficier à la fois de la stabilité monétaire de l'euro et des rémunérations intéressantes qu'offrait la dette publique grecque alors qu'elles savaient la fragilité de ses finances publiques? », mais aussi « Pourquoi les autorités grecques n'ont-elles pas, dès 2005, entrepris les réformes structurelles de leur gestion publique en particulier au niveau de la ressource fiscale, et ce malgré les recommandations de la Commission européenne lors de ses examens périodiques des politiques économique? » Voir son article dans L’Echo du 23 novembre 2011

http://www.lecho.be/nieuws/archief /La_Grece_l_euro_et_le_mensonge_statistique.9130044-1802.art

Voir aussi

http://lexpansion.lexpress.fr/economie/grosse-pagaille-a-l-insee-europeen_22946.html

pour un des nombreux articles publiés dans la presse en 2004.

(4) Androulla Vassiliou, My policy priorities [http://ec.europa.eu/commission_2010-2014/vassiliou/about/priorities/index_en.htm]. Il faut noter que Madame Vassiliou n’est pas grecque, mais chypriote.

(5) Nico Hirt, En Europe, les competences contre le savoir, Le Monde Diplomatique, Octobre 2010. http://www.monde-diplomatique.fr/2010/10/HIRTT/19756

Photo: RTBF

Châtions les mauvais Hellènes !

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Pierre Pestieau

J’ai beaucoup aimé l’étude du grec pendant mes six années à l’école secondaire. De là à regretter qu’il ne soit plus enseigné aujourd’hui, il y a un Styx que je ne franchirais pas, si ce n’est que cela me permet de reprendre mes jeunes collègues lorsqu’ils écrivent sur le tableau un epsilon qu’ils appellent êta (1). Plus sérieusement le profil des étudiants actuels est totalement différent de celui qui régnait dans les années soixante. S’il fallait insister sur une matière, je privilégierais davantage l’histoire, l’histoire des civilisations bien plus que celles des guerres. Quant au concours de culture générale de Sciences Po, rappelons qu’il ne concerne qu’une infime minorité appelée à rejoindre la nomenklatura et que l’objectif est d’en rendre l’accès plus démocratique.

Victor soulève une autre question; nous aurions une obligation morale et partant financière à l’égard de ce pays. Je ne tomberai pas dans le travers de ces bourgeoises anglaises qui dans Tea with Mussolini s’interrogeaient sur le lien ténu qu’il pouvait y avoir entre les magnifiques fresques toscanes qu’elles tentaient de rafraîchir et les rustres ouvriers qu’elles employaient. Je pense simplement que son passé ne donne pas plus de droits à la Grèce qu’au Portugal, pour prendre l’exemple d’un pays en difficulté mais avec un patrimoine moins glorieux.

Venons en à la question économique. Je dois dès l’abord avouer que je n’appréhende qu’imparfaitement la complexité du problème grec et encore moins les remèdes qui s’imposent. Deux commentaires. D’abord, lançons nous dans un exercice de politique fiction et supposons que la Flandre vienne de larguer la Wallonie qui se trouve forcée à prendre son indépendance. La pauvre ne parvient pas à équilibrer son budget, d’autant qu’une partie de ses forces vives échappent à l’impôt : fraude fiscale, fuite des capitaux, délocalisations. Les agences de notation déclassent la Wallonie obligée de réduire le salaire de ses fonctionnaires et les allocations sociales et d’augmenter les impôts qui ne touchent que la classe moyenne. Plongés dans cette situation, nous pourrions difficilement éviter la frustration et la colère à l’égard de compatriotes plus soucieux de tirer leur épingle du jeu, voire de quitter le bateau que de contribuer à son sauvetage et nous trouverions intolérables l’arrogance des organisations internationales et autres pays « amis », plus conseilleurs que payeurs (2).

Deuxième commentaire, on peut légitimement critiquer le rôle joué par les agences de notation, la Commission Européenne, le Fond Monétaire International et la Banque Centrale Européenne. Il demeure qu’une partie des dysfonctionnements dénoncés sont avant tout imputables à la société grecque elle-même. Dans le désordre, je citerais les exonérations fiscales dont bénéficient les Eglises, l’évasion et la fraude fiscale des classes aisées, avec en première ligne les armateurs, les morts qui continuent de toucher des retraites et qui votent aussi sans doute, la corruption des élites. Comment remédier à ces défaillances de la démocratie ? En retournant à l’étymologie de ce mot, en rendant le pouvoir au peuple. Mais en écrivant cela, je donne un conseil aussi utile que celui que l’on me donnait enfant : Pour attraper un oiseau, il suffit de déposer une pincée de sel sur sa queue.

(1) Ou d’évoquer avec nostalgie cette blague de potache inspirée d’une citation de Xénophon: Ils ne prirent pas la ville, car ils n’avaient pas l’espoir de la prendre, qui phonétiquement donne Ouk élabon polin, alla gar elpis éphè kaka, soit : Où qu’est la bonne Pauline ? A la gare…

(2) Ajoutons que nos Arthur Masson et autre Maurice Carême ne font pas le poids à côté des Platon, Sophocle, Aristote, Euripide,…

vendredi 17 février 2012

Les animaux du zoo de Gaza

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Victor Ginsburgh

Le 25 janvier 2012, une agence de presse juive parisienne (Guysen International News) publiait la nouvelle que voici :

« Gaza : Ouverture d'un jardin zoologique à Khan Younis. Un nouveau lieu de loisirs s'est ouvert dans la bande de Gaza. Un parc zoologique a été inauguré dans la ville de Khan Younis dans lequel les enfants et leurs parents pourront découvrir des léopards, des crocodiles et des hyènes, les terroristes ayant bravé tous les dangers pour passer ces animaux en contrebande par les tunnels depuis le Sinaï. Espérons que les charmants animaux ne disparaîtront pas dans les assiettes des ‘pauvres Palestiniens affamés par le blocus de l'entité sioniste’ ».

Je ne veux pas commenter l’agressivité du propos (« les terroristes ont bravé », il est évident que les 1,6 millions d’habitats de Gaza sont tous des braves terroristes), ni la soi-disant ironie (« on espère que les charmants animaux ne disparaîtront pas dans les assiettes des Palestiniens affamés par le blocus », alors que tout le monde sait que les Israéliens n’imposent pas de blocus à Gaza).

Mais je pense qu’il est bon de raconter ce qui est arrivé au zoo de Gaza lors de la dernière « guerre » entre Israël et Gaza, fin 2008. Et ces informations viennent d’une source on ne peut plus objective et sûre, la BBC.

(a) Sur les destructions dudit zoo d’abord (1). Je cite :

« Durant le conflit, l’armée israélienne a montré des images du zoo, dans lesquelles les soldats pointaient vers un câble blanc qui courait le long des cages et dont ils on cru qu’il s’agissait d’un piège. Des tanks se sont déployés dans la zone. La plus grande partie du zoo a été fortement endommagée, et la plupart des animaux ont péri. Des plumes d’autruche sont éparpillées au bord d’un cratère provoqué par une bombe, les restes d’un dromadaire pourrissent dans ce qui était son enclos. Certains animaux sont morts suite à des attaques aériennes, d’autres ont été tout simplement tués par balles. Beaucoup sont morts de faim. Il reste dix animaux sur les 400 ».

Ce ne sont donc pas les habitants de Gaza qui ont mangé les animaux, mais les Israéliens qui les ont bombardés, en les confondant avec des terroristes.

(b) Sur l’absence de restrictions imposées par les Israéliens à Gaza.

Le propriétaire du zoo de Gaza a utilisé du papier collant et des colorants pour cheveux et peint deux ânes en zèbres pour amuser les enfants.

J’ajouterai, parce que l’honnêteté l’impose, que Tzvi Bar, le maire de Ramat Gan en Israël, choqué par l’histoire a offert deux vrais zèbres au zoo. Toutefois, comme le fait remarquer dans un autre contexte Amira Hass, correspondante du journal israélien Haaretz dans les territoires occupés, on peut se demander si « aider les Palestiniens embellit l’occupation (3) ».

(1) BBC News Gaza, Bleak outlook for bombed Gaza, 18 February 2009, http://news.bbc.co.uk/2/hi/middle_east/7897385.stm

(2) BBC News, Dye-job donkeys wow Gaza chidren, 9 October 2009 http://news.bbc.co.uk/2/hi/8297812.stm

(3) Amira Hass, Does helping Palestinians beautify the occupation?, Haaretz, 30 janvier 2012

http://www.haaretz.com/print-edition/features/does-helping-palestinians-beautify-the-occupation-1.409946

Small is not beautiful : la taille des ménages

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Pierre Pestieau

En 2005, la taille moyenne des ménages belges était de 2,35 personnes, contre 2,98 personnes en 1970. La part des ménages d'une seule personne dans le nombre total des ménages a sensiblement augmenté, passant durant cette période de 18,78 % à 33,00 % du total. En 2005, un ménage sur trois était donc composé d'une seule personne (1). On observe les mêmes tendances en France (2) où le nombre moyen de personnes par ménage était de 3,1 en 1968 pour passer à 2,3 en 2008. Il devrait encore se réduire à 2,04 en 2030. Imputable en grande partie au vieillissement de la population, à la baisse de la fécondité et à l’éclatement des familles, la baisse de la taille des ménages est un phénomène universel et quasiment inéluctable.

Ce phénomène a plusieurs implications sociales, psychologiques et économiques. Me limitant à ces dernières, le rétrécissement des familles conduit nécessairement à une réduction du pouvoir d’achat des ménages. On a coutume de penser qu’il faut plus de ressources pour assurer un même niveau de consommation à quatre personnes isolées qu’à quatre personnes vivant sous le même toit. Selon l’échelle d’équivalence la plus courante, pour atteindre le même niveau de bien être, il faudrait 1/3 de ressources en moins pour le ménage de 2 personnes adultes que pour 2 ménages de personnes isolées. On parle d’économies d’échelle au sein du ménage. Il existe d’autres types d’économies liées à la vie à plusieurs. Le premier trouve son origine dans la solidarité familiale qui se manifeste surtout par la cohabitation. La personne seule doit recourir davantage au marché ou à l’assurance/assistance sociale que si elle vivait dans une famille élargie. La famille limitée à deux générations ne peut bénéficier de l’aide des grands parents pour garder les enfants et inversement les grands parents qui vivent seuls ne peuvent compter sur la présence de leurs enfants en cas de perte d’autonomie. Un autre type d’économie concerne les services et infrastructures publics. La distribution du courrier, la collecte des immondices, les connections avec les réseaux d’eau, d’électricité et de gaz sont d’autant plus coûteuses que le nombre de ménages augmente sans que la population totale ne change. Enfin il y a le coût pour l’environnement. La fameuse empreinte écologique est d’autant plus élevée que la taille du ménage est réduite.

Il n’est sans doute pas possible de mesurer avec exactitude les coûts multiples qu’entraîne le rétrécissement des ménages. Il est néanmoins possible d’en faire une évaluation approximative. A ma connaissance, cela n’a pas été fait. Une question sans doute plus importante est la question léniniste : que faire ? Ou plus précisément, peut-on faire quelque chose ? Le phénomène dont il est question a des causes multiples. L’éclatement de la famille traditionnelle cache différents comportement : le veuvage, l’émancipation précoce des enfants, le divorce. La baisse de la fécondité et la hausse de la longévité sont des phénomènes démographiques sur les quels il est difficile d’agir. On peut regretter le premier et se réjouir du second sans plus. On peut certainement songer à des formules incitatives encourageant l’habitat regroupé, à la manière des politiques encourageant le covoiturage. Mais généralement, on devine que sans une révolution copernicienne des mentalités, il sera difficile de retourner à la famille élargie et solidaire.

(1)Voir < http://www.plan.be/websites/tfdd_88/fr/r5fr_fichessite74.html>

(2)Voir < http://www.insee.fr/fr/themes/tableau.asp?reg_id=0&ref_id=AMFd1>

vendredi 10 février 2012

Brève de métro

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Pierre Pestieau

Il y a peu, je me trouvais dans le métro de Washington et mon attention a été attirée par une publicité ou plutôt un avis d’intérêt général. Je n’ai pas compris de suite ce dont il s’agissait. Le texte disait à peu près ceci: Attention aux mauvaises odeurs. Au-delà d’un certain niveau, il y a délit et tout citoyen respectable se doit de dénoncer le contrevenant auprès d’un agent de sécurité. J’ai eu le réflexe de prendre une photo ; malheureusement mon inexpérience du fonctionnement de l’iPhone a conduit à la photo tronquée que vous trouvez ci-dessus. Le cadran représente les niveaux d’odeur allant de fraîche à fétide. Dans un premier temps, j’ai cru qu’il s’agissait d’un canular ; puis d’un avis d’intérêt général. J’étais en cela influencé par plusieurs nouvelles lues dans le journal local relatant des cas de délations de fumeurs qui avaient caché à leur employeur qu’ils continuaient de s’adonner à leur “vice” chez eux. Ils auraient été aussitôt congédiés. A mon grand soulagement, j’ai pu lire dans le coin inférieur droit qu’il s’agissait d'une publicité de Gilette pour son nouveau déodorant.

Le lendemain je me jurais de faire une meilleure photo; mais la publicité avait disparu de toutes les voitures. La seule preuve qui me restait était cette photo tronquée. Aucune de mes connaissances ne l’avait remarquée. Bien sûr on peut en retrouver la trace sur la toile.

Le téléchargement illégal ne réduit pas la créativité des musiciens

3 commentaires:

Victor Ginsburgh

Le téléchargement, surtout lorsqu’il est illégal, réduirait la créativité des compositeurs et des musiciens puisque leurs créations ne sont plus rémunérées par le droit d’auteur. Donc à quoi bon créer ? C’est en tout cas ce que veulent nous faire croire les grands producteurs de CDs et de DVDs (Universal Music Group, Sony Music Entertainment, EMI Group et Warner Music Group, les quatre « majors » (1)) ainsi que, ne les oublions surtout pas dans nos prières, les sociétés d’auteurs, SABAM, SACEM et consorts.

En outre, disent aussi les producteurs américains, les lois contre le piratage sont censées leur assurer (aux producteurs, pas aux autres !) des revenus suffisants (2) pour leur permettre d’investir dans de nouveaux groupes musicaux et enregistrements. Le « vol » que constitue le piratage a, précisent-ils, mis au chômage des milliers d’artistes et a rendu plus difficile la signature de contrats par les producteurs (3).

Il n’y a aucun doute que l’internet et l’affaiblissement du droit d’auteur ont largement pénalisé les majors. Mais ceci a été le cas lors de chaque révolution technologique ou musicale :l’industrie n’a jamais été capable de voir venir les chocs, ou a préféré les ignorer, pour se plaindre par la suite (4). Dans les années 1920, les majors de l’époque ont ignoré la radio, le jazz et le blues. Durant les années 1950, elles se sont laissées surprendre par les 45 et 33 tours et la musique rock qui a fait le bonheur de petites firmes nouvellement créées. Durant les années 1990, préoccupées par la mode des fusions et acquisitions, elles ont omis de s’intéresser à l’internet, et ont finalement compris en 1999, avec l’arrivée de Napster, que quelque chose se passait qui n’allait pas vraiment leur convenir.

Mais ce qui nous intéresse ici ce ne sont pas les heurs ou malheurs de l’industrie ou des sociétés d’auteurs, mais bien l’effet présumé négatif de l’affaiblissement du droit d’auteur sur la créativité. Parce qu’une réduction de la créativité des musiciens les affecte bien sûr eux-mêmes, mais elle affecte aussi les consommateurs dont les choix, et donc le bien-être, s’en trouvent réduits. Une récente étude d’un des spécialistes de la question, Joel Waldfogel (5), montre qu’il n’en est rien.

Waldfogel démontre en effet que l’offre musicale définie de façon très subtile, parce que le nombre de titres ne rend pas suffisamment compte de l’offre et de sa diversité : un titre qui ne se vend pas n’augmente pas la diversité— ne s’est pas réduite après l’apparition de Napster. Il attribue cette apparente contradiction avec les larmes de désespoir versées par les majors, au fait que de nombreux nouveaux producteurs,indépendamment des majors,se sont emparés d’une plus grande part du marché qui est passée de 50% dans les années 1990 à 60% par la suite (6). Cette augmentation est due :

(a) à une baisse substantielle des coûts de production des enregistrementsavec l’arrivée du digital : on peut transformer un PC en petit studio d’enregistrement avec un software Pro Tools qui coûte quelque 500 euros (7) ;

(b) et à une baisse tout aussi substantielle des coûts de distribution due à l’internet : on peut distribuer une chanson (un « single ») en payant $9,99 dollars à Tune Core (8).

Il n’est donc plus nécessaire de passer par une des quatre majors pour lancer une chanson.

Un document du 30 novembre 2011 (9) du Département fédéral de justice et police de la Confédération suisse va exactement dans la même direction. Il indique que les nouvelles habitudes de consommation dues à l’internet « ne devraient pas avoir de conséquences négatives sur la création culturelle [et] que le cadre juridique actuel permet de répondre de manière adéquate au problème des utilisations illicites d’œuvres ». Ce sont, dit le rapport, les grandes sociétés de production qui pâtissent de ces nouvelles habitudes de consommation, et elles doivent s’y adapter.

Seul et amer regret, la disparition des disquaires. Et sans doute, dans peu de temps, des libraires.


(1) Dont il n’en reste plus que trois—ce qui augmente encore leur pouvoir—puisque EMI vient d’être racheté par Universal et Sony. Voir le New York Times 11 novembre 2011.

http://www.nytimes.com/2011/11/12/business/media/emi-is-sold-for-4-1-billion-consolidating-the-music-industry.html

(2) Les sociétés de production ont évidemment perdu pas mal de rentrées. Entre 1999 et 2008, leur revenu annuel est passé de 12,8 milliards de dollars en 1999 à 5,5 milliards en 2008 aux Etats-Unis et de 37 milliards en 1999 à 25 milliards en 2007 dans le monde. Il faut reconnaître que c’est raide!

(3) Voir http://www.riaa.com/physicalpiracy.php?content_selector=piracy_details_online

(4) Voir à ce sujet P. Tschmuck (2006), Creativity and Innovation in the Music Industry, Dordrecht : Springer.

(5) J. Waldfogel (2011), Bye, bye Miss America Pie ? The supply of new recorded music since Napster, NBER Working Paper 16882.

(6) Voir par example Nate Chinen, Despite the odds, a jazz label finds a way to thrive, The New York Times, 17 August 2011, http://www.nytimes.com/2011/08/17/arts/music/pi-recordings-a-jazz-label-finds-a-way-to-thrive.html

(7) http://www.avid.com/FR/products/family/pro-tools (publicité non payée).

(8) http://www.tunecore.com/ (encore une pub non payée).

(9) http://www.ejpd.admin.ch/content/ejpd/fr/home/dokumentation/mi/2011/2011-11-30.html

vendredi 3 février 2012

Notes de lecture III

1 commentaire:

Victor Ginsburgh

En écrivant, il y a quelques semaines, mon blog sur les parlementaires européens, je ne savais pas trop ce qui se passait dans le reste de l’antre de l’administration européenne. Même s’il est tardif, voici un vrai cadeau de Noël sous forme d’un livre indigné et pas cher (€ 7,50 chez Gallimard, le prix d’un Poche) de Hans Magnus Enzenberger, habituellement romancier et poète allemand, mais qui, ici, décrit l’administration de l’Union Européenne. Il devait avoir le cœur bien lourd pour perdre son temps à écrire ce petit ouvrage, si loin de ce qu’il écrit si bien d’habitude (1).

Il y a d’abord, explique l’auteur, le président du Conseil européen, à ne pas confondre avec le président du Conseil de l’Union européenne. Le premier Conseil se compose des chefs d’Etat et de gouvernements des 27 Etats, avec un président élu pour deux ans et demi, alors que le deuxième est élu pour 6 mois seulement, « mais n’assiste pas à toutes les séances du premier conseil qui se réunit assez fréquemment sous dix formes différentes, dont les principales sont, sous leurs sigles anglais : FAC, ECOFIN, JHA, COMP, ENVI, EXC, TTE et CAP ; par égard pour le public allemand, on utilise aussi JI, BeSoGeKo, WBF et BJKS, tandis que le Français préfèrent JAI, EPSCO, EJC et PAC. La coordination est prise en charge par le GAC [GAG aurait été plus approprié], encore appelé RAA [sûrement pas soleil égyptien, mais plutôt râle dans la gorge] ou CAG où sont représentés les ministres des affaires étrangères des Etats membres, qui se retrouvent aussi dans le cadre du RAB, CRE ou FAC où siège aussi le Haut Représentant de l’Union pour la politique étrangère (PESC), qui en assure la présidence, mais sans avoir le droit de vote ».

La Commission Européenne (composée de 27 commissaires, en fait des ministres dont le nombre augmente quand un pays se rajoute) est bien évidemment présidée par un Président, qui nomme 7 vice-présidents, dont l’un est en même temps président du FAC (voir plus haut). Ce président est assisté d’un secrétariat général et a autorité sur des directions générales, dont la EAC, la RTD, la ENTR, la TAXUD, la MOVE, la ECFIN, la ECHO, la ENER, la ELARG, la BUDG, la SANCO, la JUST, la DGT, la HOME, la INFSO, la CLIMA, la AGRI et la SCIC. « Il va de soi, ajoute Enzenberger, que chaque direction est subdivisée en directions et en bureaux ; car sinon, le directeur général ne serait qu’un simple directeur ».

Il y a aussi des agences répandues sur tout le continent, et dont le nombre croît au cours du temps. « Chaque agence a sa personnalité juridique propre. A sa tête se trouve un CA d’au moins 16 membres, [mais] la plupart des agences ne se satisfont pas de cet effectif minimal. Le pompon est décroché par la EU-OSHA qui s’occupe de la sécurité et de la protection sanitaire au travail. Elle n’emploie que 64 collaborateurs, mais son CA compte en revanche 84 membres ».

La Cour de justice européenne (CJE) ou plus simplement Cour de justice, à ne pas confondre avec la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE), sont toutes deux localisées à Luxembourg. Chacune compte 27 juges et dispose de 8 chambres où siègent 3 à 5 juges. La première compte aussi 8 avocats généraux, la CJUE doit s’en passer. Chaque cour est « munie » d’un président élu pour 3 ans et de directeurs administratifs précieusement appelés chanceliers. S’ajoute à cela le Tribunal de la fonction publique (TFP) dont les justiciables sont les fonctionnaires européens ; il compte 7 juges et une chancelière.

Le fruit du fonctionnement de ces institutions a résulté en 85.000 pages de normes, règlements, et directives (en 2004, sûrement bien plus maintenant). En 2005 estime Enzenberger, le Journal Officiel de l’UE pesait plus d’une tonne et sa traduction française atteignait 62 millions de mots. Sur le plan juridique, il existe une base de données consultable gratuitement. Elle contient 1,4 millions de documents.

Sans parler de l’administration qui traduit chaque document dans les 22 autres langues (bientôt 23, avec l’arrivée du croate). Le plus grand service de traduction dans le monde, explique fièrement le site que le service se consacre à lui-même. Et c’est sans compter les services d’interprétation (2).

En dépit de toute cette administration, les finances publiques, l’Euro, la confiance et la sympathie des citoyens européens pour ces institutions majestueuses sont en chute libre. Il y a 222 ans, on prenait la Bastille, faudrait peut-être remettre ça avec le Berlaymont, les deux Parlements, les trois Palais de Justice, les quatre présidents, les 27 commissaires et les 44.000 fonctionnaires—dont 17.500 à Bruxelles, qui gagnent en moyenne 6.500 euros par mois—pour lesquels la Commission Européenne demande une augmentation des salaires de 1,7% pour 2012 (3).

(1) Hans Magnus Enzenberger, Le doux monstre de Bruxelles ou l’Europe sous tutelle, Paris : Gallimard, 2011. Lisez de lui Hammerstein ou l’Intransigeance, Paris : Gallimard, 2010, sur l’histoire du général allemand Hammerstein et de ses enfants communistes qui se sont opposés à Hitler.

(2) Je ne résiste pas à vous recommander d’acheter et de lire l’ouvrage de V. Ginsburgh and S. Weber, How Many Languages Do We Need. The Economics of Linguistic Diversity, Princeton University Press, 2011.

(3) RTBF, 29 décembre 2011. http://www.rtbf.be/info/belgique/detail_les-etats-membres-en-justice-contre-l-augmentation-du-salaire-des-eurocrates?id=7307413

Kafka et Frankenstein, deux grands Européens

1 commentaire:

Pierre Pestieau

Les « Notes de lecture III » de Victor m’ont beaucoup amusé dans un premier temps. Cette accumulation d’acronymes que l’on verrait volontiers proférés par le capitaine Haddock du haut de dunes sahariennes est hilarante. Mais rapidement le sérieux revient au galop et je m’interroge. Est-ce spécifique à l’Europe? J’ai déjà lu des remarques semblables à propos de nombreuses autres bureaucraties : la France jacobine et ses 37000 communes ; la Belgique fédérale et ses multiples gouvernements et parlements ; les Etats-Unis et leur administration tentaculaire. Après tout, Courteline et Kafka n’étaient plus de ce monde lorsque cette Europe fut créée. Qu’est-ce à dire ? Il faudrait comparer les coûts et les performances de ces différentes bureaucraties et éviter les clichés. On se gausse souvent des lourdeurs de nos systèmes publics de santé ; et pourtant ils sont plus efficaces et moins coûteux que leurs équivalents privés. A voir donc.

Plus sérieusement, on peut reprocher à l’administration européenne de s’être développée en un temps où les travaux des politologues, économistes et gestionnaires des administrations étaient connus. Les travaux de Crozier et de Niskanen, par exemple, auraient pu inspirer les pionniers de l’Europe. Certains d’entre eux mènent d’ailleurs une vie schizophrénique : libéraux et critiques de la bureaucratie côté cour et jouissant de rentes juteuses côté jardin.

Le problème de l’Europe est sans doute ailleurs ; il réside dans le déficit démocratique qu’elle affiche de plus en plus. Les élargissements successifs de l’Union européenne n’ont pratiquement jamais été approuvés par les populations. Lorsqu’en cette période d’austérité et de restrictions, on entend parler d’une augmentation de revenu des eurocrates, il y a lieu de s’inquiéter. Non pas nécessairement de cette augmentation, mais bien de l’absence de tout contrôle démocratique. Pour me résumer, je pourrais accepter que l’Europe offre le caractère kafkaïen que Victor décrit si elle était davantage soutenue et contrôlée par la population des ses 27 pays membres. Malheureusement il y a sans doute un lien entre les deux.

Plus qu’à Kafka, l’Europe fait parfois penser à Frankenstein, ce monstre que ne contrôlent plus ses créateurs.