jeudi 6 décembre 2012

Deux économistes d’influence. Du clavier au cambouis


Pierre Pestieau

A Paris, nous avons Thomas Piketty qui dans un ouvrage remarquable présente une vision cohérente de ce que devrait être une fiscalité moderne (1). Rien à redire. La droite peut préférer des taux moins élevés, la gauche des taux plus élevés. Mais la structure de la reforme qu’il propose fait l’unanimité. Il rejette le système actuel qu’il qualifie d’ubuesque : truffé d'exceptions, avec des taux officiels très élevés sur la petite partie non dérogée qui est soumise au droit commun. Il s’offusque de ce que le gouvernement Ayrault n’aille pas dans le sens de la simplification et de la transparence qu’il réclame. En conservant au système complexité et confusion, chacun cherche ainsi à tirer la couverture à lui et défend sa niche, au détriment de l'intérêt général.

De l’autre côté de l’Atlantique, au Québec, nous avons un autre spécialiste des finances publiques de grande qualité lui aussi, Nicolas Marceau (2). La différence, c’est que lui vient d’accepter d’entrer dans le nouveau gouvernement péquiste et affronte la dure réalité du monde politique, de ses contraintes et de ses compromis.

Dès l’abord, il lui a fallu renoncer à la réforme globale dont il rêvait (et qu’il enseignait) et s’attaquer à des mini réformes. Son premier objectif a été d’éliminer une taxe régressive, la trop fameuse taxe santé (3); mais il lui fallait compenser le manque à gagner en augmentant les taux d’imposition pour les contribuables qui gagnent plus de $130 000 et en taxant davantage les gains en capital et les dividendes. Pour accélérer le processus, il a procédé  rétroactivement. Cette rétroactivité n’est pas passée inaperçue dans l’opinion et il lui a fallu « rétropédaler » du fait de la position minoritaire de son parti. La taxe santé sera maintenue mais plutôt que d’être uniforme elle sera modulée en fonction des revenus. L’aventure ne fait que commencer et on ne peut que lui souhaiter bonne chance. Il n’est pas facile de mener une politique fiscale progressiste en Amérique du Nord.
La morale de cette comparaison ? Il n’y en a pas. On a besoin de bons chercheurs dans le domaine des finances publiques, qui à l’aide de leur clavier enrichissent la réflexion ; on a besoin de passeurs d’idées qui envoient des messages aux citoyens et aux politiques; et on a besoin d’hommes politiques compétents et courageux qui n’hésitent pas à plonger leurs mains dans le cambouis.
Une dernière réflexion sur la rétroactivité qui a attiré sur Nicolas Marceau un feu nourri de critiques. Qu’elle soit impopulaire n’est pas surprenant. Qu’elle ne soit pas juridiquement possible est vraisemblable. Elle peut néanmoins se justifier au nom de la justice distributive. Supposons qu’un gouvernement libéral décide de supprimer les droits de succession et qu’après un certain nombre d’années, le vent tourne et les successions sont à nouveau imposées. Il ne me semblerait pas injuste de se retourner en partie sur les successions passées qui ont échappé à toute imposition. On oublie souvent que le respect des droits acquis (ce que les Américains appellent le « grandfathering ») enlève beaucoup d’efficacité aux réformes. Mais c’est la une question qui mérite plus que quelques lignes.
Nicolas Marceau vient de déposer son projet de budget. Il a été bien accueilli par la gauche mais a attiré de la droite des commentaires du type : « Le budget de Nicolas Marceau va donner des ailes aux Québécois qui veulent quitter le Québec » ou encore « Ce budget va faire du tort aux Québécois qui gagnent $150 000 ou plus ».  Soit la couche de Québécois la plus mobile de la société. On connaît la chanson.

(1) Thomas Piketty , Emmanual Saez et Camille Landais, Pour une révolution fiscale, Paris : Le Seuil, 2011.
(2) Voir notamment Nicolas Marceau et Michael Smart, Corporate Lobbying and commitment failure in capital taxation”, American Economic Review 93 (2003), 241–251.
(3) Il s’agit d’une taxe uniforme de $200 par contribuable introduite par le gouvernement libéral. Seuls les très pauvres étaient exemptés.

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