mercredi 5 mars 2014

Crise financière et poésie. Et si c’était la poésie qui avait raison ?


Victor Ginsburgh

Voici un texte de John M. Coetzee, l’écrivain sud-africain Prix Nobel de Littérature 2003, qui pourrait facilement nous faire sortir de la crise financière (1).

« Vers la fin de 2008, il s’est produit dans le domaine de la haute finance quelque chose qui a eu pour conséquence, nous informe-t-on, de rendre la plupart d’entre nous plus pauvres (financièrement parlant) qu’il y a quelques mois…

« La question est de savoir ce qu’est ce quelque chose. S’agissait-il de quelque chose de réel, ou bien de l’une de ces choses imaginaires qui ont des conséquences réelles… 

« Je propose une liste d’événements réels qui font que nous pourrions nous réveiller un jour brusquement plus pauvres.

« Une plaie de sauterelles pourrait dévorer nos récoltes. La sécheresse pourrait se prolonger sur des années. Un tremblement de terre pourrait détruire les routes, les ponts, les usines et les habitations. Notre pays pourrait être envahi par une armée étrangère qui pillerait nos villes, s’emparerait de nos biens, emporterait nos réserves alimentaires et ferait de nous des esclaves…

« Grâce à Dieu, aucune de ces calamités ne s’est abattue sur nous en 2008. Nos villes sont intactes, nos fermes continuent à produire, nos magasins sont pleins de marchandises. Que s’est-il donc passé qui nous a rendus plus pauvres ?

«  La réponse qu’on nous donne est que certains chiffres ont changé. Certains chiffres qui étaient hauts ont brusquement baissé, et du coup nous sommes plus pauvres.

« Mais les chiffres 0, 1, 2, …, 9 ne sont que de signes. Donc il n’est pas possible que seule la chute des chiffres nous ait rendus plus pauvres. Cela doit être dû à quelque chose d’autre dont la chute des chiffres est le signifiant.

«  Mais quel est, exactement, ce quelque chose qui nous a rendus plus pauvres et dont les nouveaux chiffres, plus bas, sont le signifiant ? Réponse : un nouvel ensemble de chiffres. Les chiffres coupables représentent encore d’autres chiffres, lesquels représentent encore d’autres chiffres et ainsi de suite…

« Le monde est resté ce qu’il était. Rien n’a changé en dehors de ces chiffres. Si rien ne s’est réellement passé, si les chiffres ne reflètent aucune réalité, mais au contraire renvoient simplement à d’autres chiffres, je pose la question : pourquoi devons-nous accepter d’être devenus plus pauvres et devons-nous nous mettre à nous conduire comme si nous l’étions ?

«  Pourquoi ne pas simplement nous débarrasser de cet ensemble de chiffres qui nous rendent malheureux … et ne pas nous doter de nouveaux chiffres qui nous feraient paraître plus riches que nous ne l’étions…

«  La réaction que j’obtiens à cette proposition est un hochement de tête plein de pitié…

« Nous voilà donc dans une impasse. D’un côté des gens comme moi qui pensent que rien de réel ne s’est passé et exigent qu’on leur fournisse des preuves tangibles du contraire. De l’autre, les experts qui répliquent ‘Il est clair que vous ne comprenez pas comment le système fonctionne.’ »


***

Hélas, seuls les poètes comprennent, pas les banquiers.

(1) Paul Auster et J. M. Coetzee, Ici et maintenant, Actes Sud, 2013, pp. 29-32.

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