jeudi 6 octobre 2016

Economistes ortho- et hétérodoxes : une nouvelle guerre franco-française

Victor Ginsburgh

La guerre du Burkini à peine finie (les protagonistes se taisent après avoir constaté qu’il n’y avait plus personne sur les plages parce qu’il faisait plus froid), voilà la guerre des économistes « hétérodoxes » contre les économistes dits « néo-classiques » ou « orthodoxes ».

Le conflit a pour origine un livre de Pierre Cahuc et André Zylberberg, Le Négationnisme Economique, qui, en gros, reproche aux économistes hétérodoxes de ne pas accepter les économistes « néo-classiques » sous le prétexte que ceux-ci utilisent un peu (et parfois trop) de formalisme mathématique ainsi que de l’économétrie. La formulation mathématique a le mérite de rendre leur discours vérifiable : on peut contrôler l’exactitude des preuves ou des calculs et des bases de données s’il s’agit d’économétrie. Cette science, comme l’expliquent Cahuc et Zylberberg « reste certes imparfaite. Mais elle tente de faire le tri entre le vrai et le faux avec des méthodes comparables à celles mises en œuvre par d’autres sciences comme la médecine ou la biologie » (1). L’économétrie a fait des progrès considérables depuis 20 ans et permet en effet de faire des inférences rigoureuses et de tirer des conclusions sérieuses à partir de données observées, mais qui ne sont pas nécessairement expérimentales (c’est-à-dire du type « traitement » d’une part et « placebo » de l’autre, qui sont elles, et pour autant qu’elles soient représentatives de la population, bien plus faciles à interpréter).


Mais le plus important résulte surtout du fait que ce que font ces économistes « néo-classiques » est falsifiable (ou réfutable). On peut bien sûr facilement trouver une erreur de calcul, mais ça ce n’est pas très malin. On peut surtout montrer que le résultat proposé est faux, en changeant une hypothèse que l’on trouve un peu trop restrictive ou inappropriée, ou en modifiant la méthode d’estimation économétrique, ou en utilisant d’autres données ou en montrant que les « prévisions » du modèle ne sont pas vérifiées empiriquement. Et depuis Popper, une condition nécessaire pour affirmer qu’on est confronté à une science, est que les propositions ou les « prévisions » qui sont établies sur base d’hypothèses spéculatives peuvent être falsifiées. Mais cette condition n’est pas suffisante. En effet, même s’il est facile de falsifier l’astrologie, celle-ci n’est pas une science.

Quand j’essaie de comprendre un papier écrit par un hétérodoxe, je suis presque toujours confronté au fait que les hypothèses, quand elles sont énoncées, sont vagues. Puis je lis le texte et j’arrive à des conclusions avec lesquelles je peux ne pas être d’accord. Il m’est impossible de retourner aux hypothèses pour comprendre quelle est celle qui est cruciale pour que le résultat tienne, hypothèses que, bien entendu, je ne trouve pas. Donc je n’ai rien appris ou rien compris.

Les économistes « néo-classiques » font de la mathématique, mais elle est « naine » si on la compare aux Einstein, Planck, Dirac ou Bohr de ce monde, et donc compréhensible si on fait un certain effort. Les hétérodoxes écrivent presque comme Proust (je leur veux du bien…), et croient qu’on peut faire de l’économie comme Proust parlait des madeleines. Hélas, ce n’est pas le cas.
 
Ce qui ne veut pas du tout dire que je ne suis jamais d’accord avec certaines de leurs propositions. Mais ça c’est alors le cœur qui parle, et pas la tête.

(1)          Pierre Cahuc et André Zylberberg, Plaidoyer pour l’économie science empirique http://www.liberation.fr/debats/2016/09/18/plaidoyer-pour-l-econonmie-science-empirique-par-pierre-cahuc-et-andre-zylberberg_1501509


2 commentaires:

  1. Merci de parler de cette dispute, Victor. Cela peut sembler relativement anodin en Europe mais la question est cruciale aux Etats-Unis où économie hétérodoxe est synonyme de libertarisme. Malheureusement et contrairement aux apparences, idéologie et croyance ne riment pas avec science. Le problème est grandissant aux USA. Je vous invite à lire deux articles pour vous en rendre compte :
    1. How the Koch Brothers Are Influencing U.S. Colleges, publié par le TIME - http://time.com/4148838/koch-brothers-colleges-universities/
    2. Charles Koch Foundation’s unique definition of ‘academic freedom’, publié ici par le Washington Post - https://www.washingtonpost.com/news/answer-sheet/wp/2014/11/07/charles-koch-foundations-unique-definition-of-academic-freedom/
    Pour apprendre à connaitre la star montante du libertarisme, Bryan Caplan, Prof. d’économie à George Mason University, je vous conseille la lecture de cet article de Michael Lind : Libertarians’ scary new star: Meet Bryan Caplan, the right’s next “great” philosopher. Pour vous mettre l’eau à la bouche, voici un petit extrait :
    “The great contribution of Caplanism to libertarian thought and argument is the observation that democracy, if sufficiently corrupted by the rich, might — just might — be tolerable.” - http://www.salon.com/2014/05/10/libertarians_scary_new_star_meet_bryan_caplan_the_rights_next_great_philosopher/

    Cedric

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  2. En matière d'économistes, il y a bien sûr les littéraires et les mathématiciens mais également les théoriciens et les praticiens.
    Récemment,dans ce blog,l'attention avait été portée sur les contributions du théoricien Jean Tirole,brillant mathématicien certes, mais piètre observateur des problèmes socio-économiques tels qu'ils se posent au commun de nos concitoyens.En dehors des hypothèses très restrictives du modèle théorique, peu de choses à dire de plus qu'un bon article de l'Echo de la Bourse.
    Bien sûr, l'on peut croire, comme semble le croire Victor, qu'un jour, la micro-économie pourra en remontrer à la micro-physique, mais pour quel intérêt réel du moins tant que l'homme n'aura pas été transformé en robot.
    L'économiste praticien quant à lui, tend à suppléer aux articles de l'Echo de la Bourse et se risque, à l'instar d'un Joseph Stiglitz, à donner un avis motivé sur certaines questions réelles, comme la poursuite du système de l'Euro et la sortie prochaine de l'Italie de ce système (j'ai lu récemment le néologisme"Quititaly").Cela se discute mais, grâce à lui, dans un cadre convaincant et je n'ai pas vu beaucoup de critiques de ce point de vue.
    Donc, "Wait and see"
    Alfred Sauvy était de cette catégorie de penseurs ou E.S. Kirschen à l'U.L.B..
    Nonobstant, n'oublions pas que Victor a été de ses élèves, pour s'en convaincre, il suffit de voir son analyse récente des retombées économiques des activités financées l'année dernière dans le contexte de "Mons, ville culturelle de l'Europe".
    Très convaincant.

    Alain

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