mercredi 5 octobre 2016

Les inclassables


Pierre Pestieau

Le blog qui précède vient de décrire la querelle qui oppose deux camps. A ma droite, les économistes orthodoxes, néoclassiques, orthodoxes ; à ma gauche, les économistes atterrés, hétérodoxes, critiques de l’économie de marché. Cette querelle est ancienne; elle a été récemment attisée par la publication d’un livre brulot qui porte le titre malencontreux de Négationnisme économique (1). Je n’ai pas lu ce livre mais j’ai lu les nombreux articles qui lui ont été consacrés et connais les protagonistes de cette tragicomédie.

La querelle m’intéresse parce que si on s’y laissait enfermer on en arriverait à penser qu’il n’est pas possible d’être un économiste orthodoxe et de gauche à la fois. Or il me semble possible d’utiliser les méthodes et les concepts de l’économie néoclassique tout en reconnaissant les nombreux dysfonctionnements de l’économie de marché et la non- pertinence de l’économie orthodoxe. Par non-pertinence, je veux dire que l’économie orthodoxe s’intéresse peu aux problèmes réels de notre société, le chômage, la précarité et le sous-développement et se dévoie dans des thématiques aussi pertinentes que le sexe des anges. Elle se prétend scientifique et objective là où elle prend parti. L’économie hétérodoxe adopte le plus souvent un style impressionniste mais elle a le mérite de dénoncer un système qui conduit à l’exclusion et à la désespérance.


Cet été, j’ai lu deux ouvrages dont il a déjà été fait allusion dans ce blog, L’Economie du Bien Commun de Jean Tirole (2) et Tous Rentiers de Philippe Askenazi (3) ; le premier appartient au camp des orthodoxes et le second à celui des atterrés. J’ai pris plaisir à lire l’un et l’autre et je dois avouer que l’ouvrage d’Askenazi rejoignait davantage mes préoccupations à l’égard des dérives de notre système.

Pour illustrer mon embarras, j’aimerais évoquer deux personnalités qui ont beaucoup compté dans mon parcours scientifique et intellectuel, à savoir Jacques Drèze et Joseph Stiglitz, que l’on hésiterait à rattacher à l’un ou l’autre camp. Drèze est certainement un des tout grands économistes de ce dernier demi siècle ; il a été le fondateur du CORE (Université de Louvain) qui vient de fêter ses 50 ans et qui a influencé le renouveau de la recherche économique en Europe. Il est connu pour ses travaux en économie et en économétrie, qui ont été publiés dans les revues qui ont pignon sur rue. Et tout à la fois depuis deux décennies, il s’est lancé à la recherche du Graal, une théorie qui permettrait d’expliquer l’origine du chômage structurel dont souffrent nos pays et d’en trouver les remèdes. Et ce, au moment où la plupart des macroéconomistes et économistes du travail, en cela influencés par leurs collègues nord-américains, continuent de prétendre que le chômage est avant tout volontaire (en ce sens qu’il provient du refus de travailler a cause des salaires trop bas ou de conditions de travail inacceptables.).

Stiglitz a une œuvre théorique que l’on ne présente plus ; elle lui a valu un prix Nobel et sa place au Panthéon des économistes orthodoxes et pourtant depuis près de vingt ans, il est le chantre de la lutte contre le capitalisme et ses outrances. Dans son dernier ouvrage consacré à l’Europe, il montré à quel point de mauvais choix macroéconomiques peuvent générer pauvreté, souffrances sociales et troubles politiques.


On dira de Stiglitz et de Drèze qu’ils sont comme Michel Jobert, ce ministre éphémère, que les moins de 50 ans ne peuvent connaître, ni d’un cote, ni de l’autre, mais ailleurs. En un mot inclassables.

(2) Jean Tirole, L’économie du Bien Commun, Paris : PUF, 2016.
(3) Philippe Askenazi, Tous Rentiers, Paris : Odile Jacob, 2016.


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