jeudi 4 mai 2017

Rrose Sélavy, un parfum créé par Marcel Duchamp

Victor Ginsburgh

On vient d’ouvrir un nouveau musée, le Grand Musée du Parfum. A Paris, rue St Honoré comme il se doit. Vous pouvez y renifler des parfums depuis celui utilisé par Cléopâtre pour ensorceler Jules César et le retenir en Egypte, mais pas suffisamment pour l’empêcher d’envahir la Gaule et de trouver que de tous les peuples de la région, ce sont les Belges qui sont les plus braves et qui sentent [en belge] « les plus bons ». Vous pouvez aussi y respirer de la marijuana, de l’absinthe et des odeurs « libertines » dans un boudoir ad hoc.

Mais il n’y a rien de très neuf, parce que dès le début du 20e siècle (et peut-être bien avant), l’art lui-même s’est mis à sentir


On pensera immédiatement à l’urinoir de Marcel Duchamp et à sa transformation en Fontaine signée R. Mutt qui, achetée neuve à l’usine J.L. Mott Iron Works à New York, ne pouvait que sentir bon. Mais on dit aussi que Duchamp aurait peut-être reçu la pissotière de la baronne Elsa von Freytag-Loringhoven ou d’une certaine Louise Norton, puisqu’il existe une lettre de Duchamp à sa sœur Suzanne dans laquelle il écrit : « Une de mes amies sous un pseudonyme masculin, Richard Mutt, m’a envoyé une pissotière en porcelaine comme sculpture », mais il ne parle pas de l’odeur qu’elle aurait pu dégager. Bref, que ce soit pour l’odeur ou pas, la Fontaine a été refusée à l’exposition de la Société des Artistes Indépendants de New York dont Duchamp faisait partie, ou plus exactement, elle a été exposée en 1916, sans que les visiteurs puissent la voir ou la flairer.

En 1961, l’artiste italien Piero Manzoni, un précurseur de l’Arte Povera, produit 90 boîtes de conserve soigneusement hermétiques, numérotées et étiquetées « merde d’artiste, contenu net gr 30, conservée au naturel, produite et mise en boîte au mois de mai 1961 ». A raison de 30 grammes et de 90 boîtes, cela fait 2,7 Kg pour lesquels il a sans aucun doute fallu plusieurs jours de production. Personne n’ose vérifier ce qu’elles contiennent, puisqu’elles perdraient leur valeur estimée aujourd’hui à € 30 000 la boîte. L’une d’elles au moins a cependant eu des problèmes d’étanchéité. Une autre a été renvoyée à son propriétaire italien par la galerie Serpentine de Londres, parce qu’elle s’est mise à sentir. Ce qui a, enfin, permis de démentir les faux bruits selon lesquels elles contenaient du plâtre.

Quelque 35 ans plus tard, en 1996, Chris Ofili expose à Londres une œuvre The Holy Virgin Mary en utilisant notamment de la « vraie » bouse d’éléphant. L’exposition s’est déplacée au Brooklyn Museum à New York en 1999. Giuliani, maire de New York à l’époque, a déclaré que l’œuvre était « nauséeuse » (sick) et « dégoutante » et a voulu priver le musée de son subside (ou plutôt subvention, puisque le mot subside est réservé à des dons à l’Eglise) annuel de $ 7 millions. Le procès qui a suivi a donné tort à Giuliani, et pour le blâmer davantage l’œuvre s’est vendue à £ 2,9 millions chez Christie’s Londres en 2015. Sans doute avait-elle cessé de sentir.

Puis vint Damien Hirst avec ses animaux « formolisés » ou, plus scientifiquement, trempés dans du formaldéhyde. Ce produit est largement utilisé, après transformation, dans l’industrie textile et automobile, notamment. On en produit quelque 9 millions de tonnes par an, et ce n’est pas le pauvre Damien Hirst qui en consomme beaucoup. Il se fait que le formaldéhyde est un produit mortel, même à petite dose, et que les gaz qu’il dégage peuvent provoquer des cancers des sinus, de la gorge et de la trachée, ainsi que des leucémies. Il se fait aussi que les œuvres de Damien Hirst, exposées dans plusieurs musées, « exhalent » 5 parts de formaldéhyde par million alors que la part « permise » est de 0,75 par million. Damien Hirst et la Tate nient évidemment que ces braves petites bêtes qu’il formolise puissent sentir et embaumer les visiteurs. Elles ont l’air si innocent et de plus, on vient de trouver, qu’après tout, c’était une fausse alerte.

Mais… même Picasso a peint en 1938 une Nature morte en utilisant les selles de sa fille Maya qui avait trois ans à l’époque. Il aurait dit qu’il n’y avait rien de mieux que les selles d’un petit enfant nourri au sein de sa mère : elles avaient une texture et une couleur ocre toutes deux uniques.

Enfin, ne pouvant pas laisser les choses en l’état, le Guggenheim de New York a décidé d’installer le 4 mai 2016, un cabinet (du type WC) en or 18 carats, réalisé par l’artiste italien Maurizio Cattelan. Cette œuvre peut être vue, bien sûr, mais aussi utilisée par les visiteurs et les visiteuses du musée ; elle est unisexe (1), et fonctionnera comme n’importe quelle autre toilette. A condition que vous osiez vous asseoir sur de l’or aussi délicieusement incurvé, ce qui n’est pas fréquent. Avec le risque que ce soit assez froid, mais peut-être le siège, lui aussi en or, sera chauffé. Et la ventilation est incluse dans le prix d’entrée du musée.

Ce qui nous amène bien loin de Marcel Duchamp dont la fontaine sortait de l’usine et n’avait jamais été utilisée. Il aurait même pu la signer Rrose Sélavy, qui aurait pu être un très bon parfum à exposer au Grand Musée du Parfum.




(1) Ce qui apaisera sans doute le débat sur comment les transgenres doivent choisir leur toilette aux Etats-Unis. Voir le débat sur les « transgender bathrooms » dans le Huffington Post, April 24, 2016 http://www.huffingtonpost.com/news/transgender-bathrooms/

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