jeudi 9 novembre 2017

La sécession n’est pas le diable dont on parle aujourd’hui

Victor Ginsburgh

Le referendum et la lutte des pour et des contre la « sécession » catalane m’a forcément fait penser à un article de Jacques Drèze publié en 1993 (1), in tempore (presque) non suspecto. J’ajoute le « presque » parce qu’il n’était pas encore beaucoup question de sécession dans ce qui allait devenir le 1er novembre 1993 l’Union Européenne, bien plus petite qu’aujourd’hui, puisqu’elle était formée de douze pays seulement, dont l’Espagne.

« Presque » aussi, parce les régions de l’ex-Yougoslavie divisée aujourd’hui en Bosnie-Herzégovine, Slovénie Croatie, Macédoine, Monténégro, Serbie et Kosovo étaient, depuis 1991 déjà, en train de se déchirer avec beaucoup de violence. Par contre la séparation officielle le 1er  janvier 1993 de l’ancienne Tchécoslovaquie en deux pays, la République tchèque et la Slovaquie s’est déroulée sans mal. Les deux pays sont devenus membres de l’UE en 2004. Il faut ajouter que la Yougoslavie et la Tchécoslovaquie étaient des pays relativement jeunes dont les premières traces datent de 1918.


L’article de Drèze a ouvert et continue d’ouvrir une perspective nouvelle — celle de créer un statut de Région d’Europe, complémentaire au statut de pays membre. Mais cette possibilité soulève plusieurs questions sur lesquelles des recherches complémentaires s’imposent. L’actualité suggère que ces recherches méritent de retenir notre attention.

Drèze part de l’idée qu’une union européenne des régions (une région est une « structure légale, politique et administrative dotée d’un territoire qui serait détaché d’un pays membre de l’union et ferait partie de l’union ») pourrait être envisagée. Il n’examine pas la question politique, mais la question économique de la division acceptée ou coopérative d’un pays en, disons deux régions (ou deux pays) qui profite aux deux régions (ou pays). Les deux entités auraient ainsi un avantage économique à se séparer, tout en continuant à appartenir à l’union et ses citoyens deviendraient « citoyens de l’Europe, sans que cette qualité résulte de leur appartenance à un état membre. Ce statut serait organisé par et à l’intérieur de la CE [à l’époque Communauté Européenne, devenue Union Européenne] comme elle existe aujourd’hui » (Drèze, p. 266).

Tout en étant près de 25 ans en avance sur ce qui vient de se passer en Espagne de façon très malheureuse, Drèze énonce les conditions minimales qu’une telle « aventure » devrait satisfaire : (a) faire géographiquement partie de l’union, (b) adhérer à la constitution de l’union, (c) se séparer d’un pays membre de l’union de façon démocratique et légale et (d) la décision de la région de faire sécession devrait être basée sur des questions d’efficacité (par exemple une croissance plus élevée, une décentralisation qui profite davantage aux citoyens, de façon générale, un bien-être plus important), et pas sur des questions de « partage du gâteau » (par exemple celui de la dette publique commune, pour laquelle Drèze propose des solutions).

Il conclut son article par une double question et une réponse. La double question est « Quel est le degré d’autonomie qui peut être exercé par la région dans le pays auquel elle appartient et jusqu’à quel point les aspirations des citoyens de la région à l’autonomie sont-elles une forme de rejet de leur appartenance nationale ? » et y répond par « Quel que soit la réponse que l’on donne à ces deux questions, l’élargissement des choix disponibles ne peut être que profitable sur le plan du bien-être ».

Autrement dit, il n’y a rien de diabolique, comme on le proclame aujourd’hui, à vouloir devenir indépendant, tout en restant dans l’UE.

L’article de Drèze est accompagné de commentaires faits par Paul De Grauwe (à l’époque professeur à la Katholieke Universiteit Leuven) et de Jeremy Edwards (Cambridge University).

Paul de Grauwe remarque que « faire  sécession et devenir une région de l’Europe est une idée intéressante. Après tout, bien des pays européens se sont unifiés par les armes, et certainement pas suite au libre-arbitre de leurs citoyens. Rien ne dit que les entités politiques créées de cette façon sont des structures robustes ». Mais de Grauwe pense aussi que les velléités de sécession sont souvent engendrées par le « partage du gâteau » plutôt que par le désir de devenir plus efficace, et que ce que Drèze propose est probablement peu réaliste.

La Catalogne actuelle pense bien sûr au fait qu’elle joue un peu le rôle de vache à lait de l’Espagne, mais ce n’est sans doute pas la seule raison de son souhait de sécession. Un passé peu agréable peut aussi lui revenir en mémoire.

Entre 1931 et 1939, elle avait un gouvernement autonome. Après la guerre civile, Franco a aboli ses institutions, et interdit l’usage de la langue catalane qui s’est formée au 9ème siècle de notre ère. La région a cependant connu une croissance économique importante durant le franquisme et a, après la disparition de Franco, fait preuve d’un dynamisme souvent absent dans d’autres régions.

Le gouvernement espagnol a attendu jusqu’au 19 janvier 2011 pour accepter le catalan comme langue« co-officielle » et admettre qu’elle puisse être utilisée au Parlement espagnol (comme le basque et le galicien d’ailleurs) (2).

Le statut d’autonomie de la Catalogne, approuvé par la région en 2006 a été contesté par le Partido Popular (PP, anciennement Alliance Populaire) fondé par Manuel Fraga Iribarne, un ancien ministre du généralissime Francisco Franco, et aujourd’hui présidé par Mariano Rajoy. Ce parti a demandé l’avis de la Cour Constitutionnelle d’Espagne qui, en 2010 a déclaré invalide un certain nombre d’articles, dont une nouvelle division du territoire, le statut de la langue catalane, et la déclaration purement symbolique de la Catalogne comme Nation.

Au lieu d’interdire le referendum de 2017 et d’envoyer sa police qui n’a pas été de toute tendresse avec la population, Mariano Rajoy aurait pu déclarer d’avance que le referendum pouvait avoir lieu, mais qu’il ne changerait rien à la procédure, qui aurait d’ailleurs pu se passer peut-être pas tout à fait à l’amiable, mais dans des circonstances moins dramatiques. Au moins, aurions-nous tous pu voir quel type de majorité se déclarerait si un nombre plus important d’électeurs, sans doute effrayés par la violence de la police espagnole, avaient voté.

Enfin, il faut aussi rappeler que le président républicain de la Catalogne, Lluis Companys i Jover qui s’était en 1939 exilé en France occupée tout en restant en fonction, a été ramené en Espagne de force par la Gestapo allemande. Il a été torturé et exécuté pour crime de rébellion militaire en 1940.

Ce que M. Puigdemont doit certainement savoir.

[Ce texte a également paru dans La Libre du 8 octobre 2017].

P.S.1. A la suite d’une discussion avec cinq amis « espagnols » — un dont les parents se sont réfugiés en Belgique du temps de Franco, une basque, un catalan (en tout cas, né en Catalogne), et deux « castillans » — j’ai réalisé que Puidgemont autant que Rajoy étaient des personnages très peu sympathiques. Mon propos n’était pas de dire que l’un était meilleur que l’autre, mais que la sécession ne devait pas plus que la révolution ou la réunification être « interdite » par une loi ou une réglementation. Après tout, nous sommes tous des enfants d’une réunification, d’une sécession, ou d’une révolution.


P.S.2. La Catalogne n’est pas seule à vouloir faire sécession. Je viens de lire que des ultra-orthodoxes juifs américains se séparent de leur voisinage de Monroe en créant une nouvelle ville (3).


(1) Jacques Drèze, Regions of Europe : A feasible status, to be discussed, Economic Policy, October 1993, 267-307. Ce texte a été traduit en français et a paru dans Jacques Drèze, Pour l’emploi, la croissance et l’Europe, De Boeck Université, 1995, pp. 224-245.

(2) Primer dia del Senato multilingue : Triunfa el catalan y 12.000 euros de gasto, El Mundo, 19/01/2011 http://www.elmundo.es/elmundo/2011/01/17/espana/1295291803.html

(3) America's First ultra-Orthodox Town: Satmar Village Kiryas Joel to Split From Neighboring Community, Haaretz, November 8, 2017.

3 commentaires:

  1. L´auteur comme le "référencié" (JD) devraient mieux connaître l´Histoire, la société et le droit avec le corpus juridicus de l´Espagne avec sa Constitution et laisser de côté le poncif maniaque et si manié de "Franco" mis en toutes les sauces... De plus, il faut y vivre por en savoir plus au détail, sur la corruption économique, sociale et politique des gouvernements catalans après le retour de Tarradellas...

    Mr J. D. saura d´économétrie mais bien peu de l´Espagne contemporaine et de son Histoire et de l´actualité récente fepuis J. Pujol, A. Mas et C. Puigdemont... Des théories politiques, l´enfer en est plein et ne pas confondre déprédation et malversation, désoibeissance, prévarication et rébellion, entre autres délits (endoctrinement des enfants dans les collèges, moyens de communication au service de la cause, etc.) et recueillis dans le code pénal. Faveur de bien lire chaque jour la presse en Espagne et d´autres "media" internationaux car le mensonge des nouvelles, photos, videos propagés par certains sources (!), -même payées para la "Generalitat"-, est un scandale (prostitution des media).

    Vos lignes, références et discours butent contre la mayorité des espagnols et la même CE et le corpus juridicus de l´Espagne, quand vous oubliez (par méconnaissance ou bias intentionné...) la réalité actuel depuis la Transition : nous ne sommes pas des enfants de choeur sur lesquels vous puissiez lancer, joyeusement, des flèches ! Et le cas de la Belgique que vous connaîtrez mieux (les nationalismes suintent du venin et sortent des entrailles avec passion: cfr histore entre "Wallonie et Flandres"...) n´est pas un modèle de pays ou de démocratie (justice différenciée par la langue ?), et vous êtes loin pour donner des leçons de démocratie oi justice. Bref, je regrette beaucoup que l´Université UCL serve à déformer l´histoire et la réalité d´un pays membre de cette UE (en danger de disparaître), sans respect pour las institutions propres tant valables ou plus que les vôtres et de n´importe quel autre pays membre et de notre environnement...

    Le grand besoin d´écrire (possessivité) dans certains "media" et sans la grâce ou mignardise de bien se documenter et même de se déplacer (in situ) por être "actualisé / mis à jour" (!), produit des telles absurdités et incartades et sans un véritable service à l´audience qui vous lit! Soit, la vérite est dans les nuances et, à nouveau, elle est la victime!

    Avec mes salutations

    Wistano O. Sáez C.

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    1. Cher Monsieur Saez,

      Merci pour votre commentaire, mais je ne voudrais pas que Monsieur J.D. comme vous l’appelez soit entraîné dans ce que j’ai écrit. J’ai utilisé son article pour dire qu’il n’était pas impossible d’aller vers une Union Européenne des Régions plutôt que des Nations, mais qu’il y avait des conditions économiques et politiques à respecter, et j’ai même ajouté que la Catalogne et M. Puigdemont n’étaient pas tout blancs, aussi bien dans le texte que dans le P.S.1, suite à une série d’emails avec mes amis espagnols. Mais M. Rajoy n’est pas tout blanc non plus, et qu’une discussion aurait pu être plus utile que des invectives.

      C’est moi qui suis responsable du texte, et pas M. J.D. qui donne comme exemples Andorre, la Corse et la Belgique. Pas l’Espagne.

      Merci encore et bien à vous,

      Victor Ginsburgh

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  2. Cher Monsieur Saez,

    Merci pour votre commentaire, mais je ne voudrais pas que Monsieur J.D. comme vous l’appelez soit entraîné dans ce que j’ai écrit. J’ai utilisé son article pour dire qu’il n’était pas impossible d’aller vers une Union Européenne des Régions plutôt que des Nations, mais qu’il y avait des conditions économiques et politiques à respecter, et j’ai même ajouté que la Catalogne et M. Puigdemont n’étaient pas tout blancs, aussi bien dans le texte que dans le P.S.1, suite à une série d’emails avec mes amis espagnols. Mais M. Rajoy n’est pas tout blanc non plus, et qu’une discussion aurait pu être plus utile que des invectives.

    C’est moi qui suis responsable du texte, et pas M. J.D. qui donne comme exemples Andorre, la Corse et la Belgique. Pas l’Espagne.

    Merci encore et bien à vous,

    Victor Ginsburgh

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